Entrevue avec Me Nino Karamaoun, avocat du Québec travaillant actuellement auprès de l’Office de la Protection du Citoyen en Haïti

0
171
Me Nino Karamaoun
Me Nino Karamaoun
Me Nino Karamaoun
Me Nino Karamaoun

Quiconque a une bonne conscience sait qu’il existe de nombreuses injustices dans le monde. Plusieurs personnes ne cessent d’entretenir la volonté de continuellement faire une différence. Ainsi, il existe parmi ces gens plusieurs avocats qui se battent sans cesse pour les droits de la personne et aiment contribuer à l’édification d’un monde meilleur. Afin de comprendre leurs motivations, Jurizone a rencontré un avocat du Québec actuellement agissant auprès de l’Office de la Protection du Citoyen d’Haïti dans le cadre d’un contrat avec le Haut Commissariat des droits de l’Homme des Nations Unies.  Jurizone : Maître Karamaoun, vous avez un beau cheminement en matière de droits de la personne. Tout d’abord, dites-nous pourquoi vous avez choisi ce parcours ?Me Karamoun: Je pense qu’il est encore tôt pour déterminer si mon cheminement est beau ou non, mais il est vrai que j’ai résolument orienté ma carrière autour de la question des droits de la personne. Je ne sais pas si j’ai choisi ce parcours ou si c’est plutôt ce dernier qui m’a choisi. J’ai dès un relativement jeune âge été conscientisé aux injustices du monde dans lequel nous vivons et entretenu la ferme conviction que je pouvais à ma manière faire une différence. Dans cette optique, le droit était pour moi non pas une fin mais plutôt un outil, les droits de la personne non pas un champ de pratique, mais mon passeport.

Jurizone : Vous travaillez depuis quelques mois à Port-au-Prince en Haïti. Expliquez-nous en quoi consiste votre travail actuel ?

Me Karamaoun : Oui, je me trouve à Port-au-Prince depuis le mois de juillet 2011, dans le cadre d’un contrat de consultance avec le Haut Commissariat des droits de l’Homme des Nations Unies. Je suis détaché auprès de l’Office de la Protection du Citoyen (OPC) d’Haïti, l’institution nationale indépendante de promotion et protection des droits humains. Je travaille en étroite collaboration avec la Protectrice du Citoyen d’Haïti, Madame Florence Elie, au renforcement institutionnel de cette structure et à sa mise en conformité avec les Principes dits de Paris.

Jurizone : Pourquoi vous avez choisi cela ?

Me Karamaoun : Tel que vous le notiez précédemment,  mon parcours a toujours été empreint d’un intérêt marqué pour les questions de droits de la personne. Lorsque j’ai eu le privilège d’être sélectionné par la Protectrice du Citoyen d’Haïti pour l’assister dans le renforcement de l’OPC, c’est sans la moindre hésitation que j’ai accepté ce mandat. L’OPC est en mon humble avis l’une des clefs de voûte des efforts de reconstruction et d’établissement d’un État de droit en Haïti. En appuyant les efforts de l’OPC, je contribue, à ma modeste manière, à promouvoir les droits de la personne en Haïti à un moment déterminant de l’histoire de ce pays.

Jurizone : Puisque vous êtes sur le terrain, quel bilan pourriez-vous dresser de la situation actuelle après les malheureux événements survenus en 2010 ?  (ndlr : Un séisme de magnitude 7 a dévasté Port-au-Prince le 12 janvier 2010 faisant plus de 200 000 morts)

Me Karamaoun : Certes, d’importants efforts de reconstruction sont en cours; Un nouveau président a été démocratiquement élu; Des milliers de personnes forcées de vivre sous des tentes dans des camps de fortune sont en train d’être relogées dans le cadre de programme financés par la communauté internationale. Cependant, force est de constater que les défis demeurent nombreux, et la situation des plus complexe. Il n’y a qu’à voir le centre-ville encore dévasté de Port-au-Prince pour s’en convaincre. Si le séisme du 12 janvier 2010 a attiré les yeux du monde sur la situation haïtienne, nombre des problèmes qui affligent aujourd’hui Haïti précèdent ce séisme. La survenance de ce dernier est venue à la fois cristalliser ces problèmes et les exacerber. Dans ce sens, s’il est vrai qu’Haïti se relève progressivement de la catastrophe humanitaire provoquée par ce séisme, le pays reste néanmoins confronté à une situation globale de développement des plus critique.

Jurizone : Y a-t-il des situations que vous avez pu directement observer et qui vous ont touché ou frustré ?

Me Karamaoun : Quiconque travaille en matière de droits humains est appelé par définition à confronter des situations touchantes et frustrantes. Le contexte haïtien n’échappe pas à cette règle, bien au contraire. Les exemples sont nombreux et parsèment mon quotidien. Si je ne devais en choisir qu’un, directement lié à ma fonction actuelle, je dois admettre être particulièrement touché par le courage et la persévérance des employés de l’OPC qui sont appelés à travailler dans des conditions très modestes, voire difficiles et dont la tâche est titanesque. Il est évident qu’il ne s’agit pas d’un emploi pour eux, mais bien d’une mission, celle de se dévouer au jour le jour pour le développement de leur nation. Revers de la médaille, je ne peux qu’être frustré du fait qu’année après année l’on néglige d’accorder à l’OPC un budget de fonctionnement digne de ce nom, malgré la nature fondamentale de l’institution.

Jurizone : Selon vous, que devraient faire les autorités Haïtiennes ou la communauté international afin d’améliorer le quotidien des personnes vulnérables dans le pays ?

Me Karamaoun : Cette question est épineuse et je ne peux en toute humilité prétendre avoir la réponse. Chose certaine, rien ne pourra être accompli sans une réelle volonté politique émanant des plus hautes instances haïtiennes, aussi bien de l’exécutif que du Parlement. La concurrence doit laisser place à la complémentarité. La recherche du bien commun et la foi en ce dernier va devoir guider toutes les couches de la société, des plus favorisées au plus démunies. L’individualisme à l’excès fait mal à la société haïtienne.  Qui plus est, une meilleure coordination des efforts de la communauté internationale est aussi requise. La multiplication des acteurs internationaux n’est hélas pas toujours synonyme de résultats probants.

Jurizone : Qu’en est-il du système judiciaire en Haïti ?

Me Karamaoun : Le moins que l’on puisse dire est que ce système a urgemment besoin d’être réformé et modernisé. Plusieurs textes de lois centraux, tels le code civil et le code pénal, sont vétustes et manifestement inadaptés au contexte actuel. Bien que la constitution haïtienne de 1987 consacre plusieurs droits fondamentaux, notamment des droits procéduraux, la pratique est tout autre. La présomption d’innocence est souvent bafouée; le taux de détention préventive prolongée est alarmant, d’autant que les conditions de détentions régnant dans les prisons haïtiennes sont inhumaines; le système dans son intégralité est perméable aux ingérences et à la corruption. Cet état de fait est exacerbé par l’absence d’institutionnalisation de l’assistance judiciaire et donc à une population en grande majorité incapable de retenir les services d’un avocat. Plusieurs chantiers sont en cours. Reste à espérer qu’ils sauront aboutir dans un futur proche.

Jurizone : Vous étiez agent temporaire du Bureau du Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe par le passé. Pensez-vous que les droits de la personne à travers le monde ont évolué à travers les dernières années ?

Me Karamaoun : D’aucuns font le parallèle entre le mythe de Sisyphe et la lutte pour la protection et la promotion des droits de la personne. À l’instar du rocher que Sisyphe était condamné à éternellement faire rouler jusqu’en haut d’une montagne pour toujours le voir redescendre avant d’atteindre le sommet, la cause des droits de la personne est une lutte constante, pour ne pas dire un éternel recommencement. Chaque avancée, chaque victoire, et il y a en eues à travers les années, ne peut être prise pour acquise et révèle dans son sillage d’autres défis. La vigilance est de mise. La remise en cause de la prohibition absolue de la torture par certains États après les tristes évènements du 11 septembre 2001 est une excellente illustration de cela, tout comme les inquiétantes réformes proposées en matière de droit des réfugiés et de droit criminel par le gouvernement canadien actuel  De même, si l’avènement récent de la démocratie dans des pays tels la Tunisie, la Lybie et l’Égypte sont de remarquables développements, il ne peut être fait abstraction des défis importants en matière de droits de la personne auxquels ces pays seront confrontés.

Jurizone : Si l’on puise au sein de l’entrepreneur en vous, vous avez d’abord choisi de lancer avec un de vos collègues un cabinet incorporé pour ensuite vous intégrer à titre de co-fondateur d’un groupe nominal à travers les années. Pourquoi avez-vous passé par ces deux options ?

 Me Karamaoun : Il s’agissait pour moi d’avoir un contrôle sur l’orientation de ma pratique, sur le type de mandats que je choisissais d’accepter et les clients que je désirais représenter. Malgré les nombreuses difficultés qu’un tel choix a pu m’occasionner, surtout en début de carrière alors qu’établir une clientèle n’est pas chose aisée, cette liberté s’est révélée des plus formatrice. Elle m’a amené à développer un bagage d’habilités humaines et professionnelles des plus essentielles.

Je pense également avoir toujours été attiré par le fait de mettre sur pied une structure, de bâtir. Ma carrière a commencé au sein du Bureau du Commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe à un moment où celui-ci définissait ses modalités de fonctionnement, précisait sa mission et constituait son équipe. Cela a été pour moi une expérience des plus stimulante, qui avec le recul je dois l’admettre, s’est avérée déterminante dans la constitution des deux structures que j’ai cofondées. Ma fonction actuelle ne fait pas exception. Je me retrouve à l’OPC, au sein d’une institution qui renaît et qui cherche à s’établir dans le paysage institutionnel haïtien. Je contribue à poser les jalons de sa structure et de son organisation. Autrement dit, une fois de plus, je suis appelé à bâtir.

Jurizone : Quelle serait la meilleure stratégie selon vous afin de faire de notre monde un endroit meilleur ?

 Me Karamaoun : Cette question me fait sourire, tant elle est vaste et intimidante. Au risque de paraître quelque peu idéaliste, je pense que la simple prise de conscience du fait que l’on peut, parfois avec un minimum d’efforts, influer de manière conséquente  sur le bien-être de l’autre est le point de départ à un monde meilleur. En effet, par cette prise de conscience, une personne est à la fois responsabilisée et sensibilisée au monde qui l’entoure. Elle devient investie à la fois de pouvoirs et d’obligations. Si elle peut toujours décider de ne pas user de ce pouvoir, ce geste devient délibérée et constituera, pour reprendre un jargon juridique, un manquement à son obligation de citoyen « éveillé » du monde.

Jurizone : Comment les avocats peuvent-ils y contribuer ?

Me Karamaoun :  La profession d’avocat, quel que soit le domaine d’exercice choisi, mène très vite et invariablement à cette prise de conscience. Il appartient à chacun de trouver dans sa pratique le moyen de la mettre en œuvre.

 

Tous droits réservés (c) Jurizone, 2012

LEAVE A REPLY

Please enter your comment!
Please enter your name here