Le droit à l’oubli numérique : regards croisés sur la législation applicable en Europe, au Canada et aux États-Unis.

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sophie-lecomtePar Me Sophie Lecomte, avocate.

Vice-Présidente de l’Association des avocats de France du Barreau du Québec et Sous-rédactrice en chef du blog CRL du Jeune Barreau de Montréal. 

 

Le droit à l’oubli est une notion juridique nouvelle que les législateurs de l’Europe, du Canada ou des États-Unis doivent définir et encadrer à une époque où les possibilités de stockage sont infinies. Aujourd’hui, les moteurs de recherche définissent l’image d’une personne par quelques algorithmes. Une personne physique devrait-elle être poursuivie ad vitam aeternam par des éléments de son passé publiés sur Internet ?

Le droit à l’oubli est une notion polysémique qui recouvre plusieurs réalités ayant un même objectif : le droit d’un individu de pouvoir contrôler les données qui circulent à son sujet publiquement et de décider qu’une information autrefois publique ou d’intérêt public sorte de la sphère publique. Classiquement, on parle de droit à l’oubli numérique défini comme suit : « le droit à ce que les éléments relatifs au passé d’une personne, qu’ils soient exacts, inexacts ou devenus obsolètes, puissent être retirés des contenus en ligne ou rendus difficilement accessibles, afin de pouvoir sortir de la mémoire collective et tomber dans l’oubli. ». Il est donc question de la publicité d’une information et de son affichage. Attention, le droit à l’oubli ne doit pas être confondu avec le droit au respect à la vie privé car les informations que le droit à l’oubli numérique tend à protéger sont des informations autrefois publiques et d’intérêt public. Au Canada, le droit au respect à la vie privée est un droit quasi-constitutionnel protégé par la Charte des droits et libertés de la personne, le Code civil du Québec ainsi que la Charte canadienne des droits et libertés.

Dans les médias sociaux, les utilisateurs sont invités à télécharger des renseignements personnels. Une fois les renseignements publiés en ligne, les personnes n’exercent que peu de contrôle sur ceux qui peuvent voir ces renseignements, la façon dont ils seront interprétés et l’incidence qu’ils auront sur leur réputation. Les algorithmes des moteurs de recherche produisent généralement les résultats les plus populaires, peu importe leur contenu. Ainsi, une atteinte à la réputation peut prendre de graves proportions lorsque les moteurs de recherche accordent de l’importance à des renseignements personnels qui, autrement, n’auraient pas été mis en lumière. À titre d’illustration, en Californie des parents se sont battus pendant de longues années pour la suppression de photos du corps de leur fille déformé après un accident. Ces photos auraient été communiquées par des employés d’une autorité chargée de l’application de la loi et publiées sur des milliers de sites Internet. Les commentaires étaient cruels. La famille a finalement réussi à se faire entendre par l’autorité chargée de l’application de la loi, pourtant les images demeurent toujours facilement trouvables sur les moteurs de recherche car Internet n’oublie jamais.

La situation en Europe 

Depuis 2014 et l’affaire Gonzales, tout citoyen de l’Union européenne qui découvre, à la suite d’une recherche par son nom et prénom, un résultat dans un moteur de recherche dans la liste des résultats qui lui cause un préjudice ou qu’il désire voir disparaître, peut remplir un formulaire disponible sur les sites des moteurs de recherche afin de demander la suppression de ce contenu. L’exploitant analyse alors la demande et décide s’il supprime ou non le lien. En pratique, la décision de désindexer ou non un contenu sera prise en fonction d’un équilibre : celui du respect de cette législation versus la protection du droit à l’information. En cas de refus du moteur de recherche, le citoyen pourra saisir les tribunaux judiciaires.

L’affaire Gonzales : le 5 mars 2010, M. Mario Costeja Gonzales a engagé une action en justice contre, notamment, Google Spain et Google Inc. pour demander la suppression ou l’occultation de ses données personnelles. Effectivement, M. Gonzales avait fait faillite il y a vingt ans et lorsqu’une personne faisait une recherche avec ses noms et prénoms sur Google, cette information apparaissait en tête de liste des résultats. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) fut finalement saisie et, le 13 mai 2014, elle rendait sa décision très attendue dite : « décision droit à l’oubli ». Il était ici question de l’interprétation de la Directive 95/46. Après avoir confirmé l’application matérielle et territoriale de la Directive, la CJUE a conclu que les articles 12b) et 14 al Ia) de la Directive doivent s’interpréter comme obligeant le moteur de recherche à supprimer de la liste de résultats les liens vers des pages Internet et publiées par des tiers, qui contiennent des informations relatives à cet individu et ce, même si l’information qui se trouve dans la publication est licite.

Un citoyen d’un pays membre de l’Union européenne peut donc demander la suppression des liens qui contiennent, à la suite d’une recherche par nom et prénom, des informations inadéquates, pas ou plus pertinentes ou excessives au regard des finalités et du temps qui s’est écoulé. Cette considération concilie l’intérêt économique de l’exploitant du moteur de recherche et l’intérêt public à connaître cette information avec les droits de l’individu à l’article 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La CJUE n’emploie pas la terminologie « Droit à l’oubli numérique » et elle précise qu’il n’est pas nécessaire que la présence de ces informations dans une liste de résultats cause un préjudice à l’individu pour que ce dernier puisse demander à les voir disparaître. Ainsi, Pour reprendre les propos d’Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) de France ainsi que du groupe de travail Article 29,  « le droit à l’oubli donne à chacun de nous non pas la possibilité de changer le passé, mais plutôt de contrôler une partie de ce que nous avons fait dans le passé et son aspect numérique ». Quant aux auteurs détracteurs, ils craignent que le droit à l’oubli numérique et la suppression des liens contenant des données personnelles conduisent à un problème de censure de l’information puisqu’elle sera facilement accessible sur les autres territoires.

La situation au Canada

Au Canada, il n’existe pas de loi sur le droit à l’oubli ou le droit à l’effacement. Les personnes doivent s’adresser au Commissariat à la protection de la vie privée du Canada (Commissariat) lorsqu’elles découvrent des sites Internet qui affichent leurs renseignements personnels sans leur consentement. Le Commissariat est en charge, entre autres, de la surveillance de l’application de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE).

Les sites Internet les plus souvent mis en cause par les personnes pour atteinte à leur réputation sont les sites qui reproduisent des décisions judiciaires, les sites de rencontres, de vengeance et de dénonciations. Le Commissariat déterminera alors s’il a une compérence territoriale et matérielle : le site Internet doit avoir un lien réel et substantiel avec le Canada et il doit être impliqué dans le cadre d’activités commerciales pour que le Commissariat puisse ordonner la suppression du contenu illégal.

Si le Canada prenait la décision de légiférer sur un « Droit à l’oubli numérique », il faudrait établir soigneusement un équilibre avec les autres valeurs sociétales. En effet, les détracteurs de ce nouveau droit invoquent qu’il soulève des problèmes au niveau de la liberté d’expression et de la liberté d’information. Parallèlement, toutefois, l’intérêt public penche fortement en faveur d’une limitation de la publication des renseignements personnels qui nuisent et portent atteinte à la réputation des personnes.

Ainsi, le législateur canadien a déjà adopté des lois qui visent à compléter les lois sur la diffamation, sur le délit d’atteinte à la vie privée et à régler des problèmes précis en ligne, à l’instar de la Loi sur la protection des Canadiens contre la cybercriminalité qui a modifié le Code criminel en vue de sanctionner la publication non consensuelle d’images intimes et les communications harcelantes. En Nouvelle-Écosse, la Cyber-safety Act prévoit la poursuite des personnes qui communiquent par voie électronique dans le but de nuire ou de porter atteinte à la santé, à l’estime de soi ou à la réputation d’une autre personne, de la terroriser, de l’intimider, de l’humilier ou de la bouleverser. Au Manitoba, le projet de loi sur la protection des images intimes permettrait aux victimes d’intenter des poursuites en justice et d’introduire une action en dommages-intérêts devant un tribunal civil. Et la LPRPDE prévoit déjà que les organisations doivent supprimer les renseignements personnels lorsqu’elles ne sont plus nécessaires pour réaliser les fins déterminées.

Toutefois, il y a des limites importantes aux recours judiciaires déjà existants car on ne saurait parler de diffamation dans les cas où les déclarations sont véridiques ou constituent des commentaires justes ou des communications responsables portant sur des questions d’intérêt public. Depuis le début de l’année 2016, le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a entamé une réflexion sur les nouveaux défis que pose cette disponibilité numérique.

La situation aux États-Unis

Aux États-Unis, les détracteurs au « Droit à l’oubli numérique » estiment que ce nouveau droit est contraire au premier amendement de la Constitution américaine, qui protège la liberté d’expression et la liberté d’information. Ainsi, la jurisprudence constante rejette le droit à la suppression d’information à caractère personnel. Pourtant, vu la prolifération des publications Internet qui nuisent ou portent atteinte à la réputation des personnes, plusieurs États ont adopté des lois interdisant la publication en ligne de photos d’identité judiciaire ou ont pris des mesures de lutte contre la cyberintimidation. Il est à noter que d’éminents spécilialistes, à l’instar de Julie Brill de la Federal Trade Commission des États-Unis, proposent l’application de règles permettant de réduire la durée de vie de l’information en ligne.

En conclusion

Le « Droit à l’oubli numérique » illustre les nouveaux défis auxquels sont confrontés les législateurs transatlantiques suite à la disponibilité numérique des données personnelles sur Internet. Les pays ont compris que ce vide juridique ne peut perdurer. Après la prise de position de l’Union européenne sur cette question et le nombre record des demandes de suppression de données personnelles instituées ces dernières années par les citoyens européens – près de 200 000 adresses URL concernées -, le Canada et les États-Unis ne devraient pas tarder à prendre position sur une question épineuse au cœur des préocupations de la Société.

L’auteure est avocate membre du Barreau du Québec, vice-présidente de l’Association des avocats de France du Barreau du Québec et sous-rédactrice en chef du blog CRL du Jeune Barreau de Montréal. En plus d’être détentrice d’un baccalauréat en droit de l’Université du Québec à Montréal, elle est détentrice d’une maîtrise en droit des affaires de l’Université du Maine en France. 

Avis: Les articles publiés sur Jurizone.com ne représentent que l’opinion de leurs auteurs respectifs.

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