Par Me Stéphane Handfield, avocat en immigration. Handfield & Associés, Avocats. L’auteur est membre de l’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration et de l’Association des avocats de la défense de Montréal.
Au mois de juillet dernier, la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Jordan, a déterminé que le délai raisonnable afin d’être jugé dans le cadre d’un procès sommaire était de 18 mois et de 30 mois dans le cas d’un procès poursuivi par acte criminel. Après ce délai, sauf exception, le dossier sera rayé du rôle et ce, peu importe la gravité des accusations. Malheureusement, cette décision de la Cour suprême s’applique uniquement en matière criminelle et non en matière d’immigration. Or, la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) ne prévoit aucun délai de prescription en matière d’enquête d’interdiction de territoire pour criminalité au Canada. Ainsi, l’Agence des services frontaliers du Canada peut attendre 10 ans, 15 ans, voire 20 ans avant d’entreprendre des procédures d’interdictions de territoire au Canada pour criminalité à la suite d’une condamnation criminelle d’un non citoyen canadien. Récemment, la Cour suprême a refusé d’entendre l’appel de Michele Torre, un résident permanent du Canada depuis près de 50 ans, reconnu coupable d’une infraction criminelle au Canada en 1996. La question soumise à la Cour était la suivante : « La Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est-elle compétente pour accorder un arrêt des procédures aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés dans le cadre d’une enquête suivant le déféré d’un rapport préparé conformément au paragraphe 44(1) de la LIPR? » Il s’agissait d’une question de charte, de compétence d’un tribunal administratif et d’abus de procédure d’une agence gouvernementale.
Rappelons les faits. Michele Torre est arrivé au Canada en 1967, à l’âge de 14 ans, en provenance de l’Italie. Des membres de la famille habitaient déjà au Québec. En 1996, il a plaidé coupable à une accusation de trafic de stupéfiant. Normalement, cette condamnation lui aurait valu une mesure d’expulsion du Canada. Toutefois, aucune procédure n’a été entreprise en ce sens à cette époque. En 1997, Michele Torre obtient sa libération conditionnelle et n’a toujours aucune nouvelle des services de l’immigration. Vers 2012, il soumet une demande de citoyenneté canadienne. C’est à ce moment que les choses se gâtent pour lui. Ainsi, en 2013, l’Agence des services frontaliers du Canada entreprend contre Michele Torre une procédure d’enquête d’interdiction de territoire au Canada pour grande criminalité basée sur la condamnation de 1996. Aucune façon de stopper cette procédure : la LIPR ne prévoit pas de délai de prescription et le tribunal (la Commission de l’immigration et du statut de réfugié) était d’avis qu’elle n’avait pas compétence pour trancher une question de charte. Le résultat de cette enquête fut l’annulation du statut de résident permanent du Canada et l’émission d’une mesure d’expulsion. Le 16 septembre dernier, Michle Torre allait donc être expulsé pour une condamnation qui datait de 20 ans, après avoir vécu au Québec pendant près de 50 ans. Heureusement pour Michele Torre et sa famille, son épouse, ses enfants et ses petits-enfants, il y a eu intervention ministérielle dans ce dossier afin de stopper in extrémis l’expulsion.
Le gouvernement canadien devrait s’inspirer de l’arrêt Jordan afin d’éviter que pareil abus de procédure ne se reproduise. La Cour suprême a jugé qu’un délai de 18 mois pour un procès sommaire était raisonnable et 30 mois dans le cadre d’une procédure par acte criminelle. On peut penser qu’un délai de 60 mois (5 ans) serait largement suffisant pour que l’Agence des services frontaliers du Canada entreprenne les procédures d’enquête d’interdiction de territoire au Canada pour criminalité à la suite d’une condamnation au Canada pour une infraction criminelle commise par un non citoyen canadien. La Cour suprême ayant refusé de se prononcer sur cette question, reste maintenant au gouvernement canadien de légiférer. Il est plus que temps…
L’auteur est avocat en immigration de la firme Handfield & Associés, Avocats. Il est membre de l’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration et de l’Association des avocats de la défense de Montréal.
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