Par Jean-Paul Melko, Faculté de droit, Université du Québec à Montréal (2005)
Aujourd’hui, il devient quelques fois difficile de distinguer les organismes de droit public des organismes de droit privé lorsqu’ils sont nouvellement créés par des partenariats entre le public et le privé. Cela est vrai surtout si le législateur n’a pas clairement indiqué dans la loi créant l’organisme le statut qu’il lui a donné. Dans ce contexte, il est important de déterminer ce qui différencie la personne morale de droit public de celle du droit privé. Il existe des critères, au nombre de quatre, qui nous permettent de faire cette distinction, de déterminer le caractère « public » d’une personne morale de droit public. Ce sont le critère organique, le critère des fonctions, le critère des contrôles et celui de l’intérêt public.
Le critère organique
Dans ce critère, la personne morale de droit public est distincte de celle de droit privé de par son « mode de création ». En effet, elle est créée par une loi organique, une loi spécialement adoptée pour la créer et qui ne va s’appliquer qu’à la personne morale (de droit public) pour laquelle la loi a été adoptée (1). Nous pouvons citer comme exemple la Loi sur la régie de l’assurance maladie du Québec qui créa la Régie de l’assurance maladie du Québec, une personne morale de droit public. Également, dans chaque loi qui créée et mentionne un « organisme public », le législateur a souvent définit cette qualification et dit à qui cette loi s’applique. La Loi sur le ministère des Approvisionnements et Services et la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics en sont des exemples. La notion d’« organisme public » est variable d’une loi à l’autre et c’est pour cela qu’il est important d’aller voir en premier ce que chaque loi dit à son égard (2).
Nous retrouvons aussi la distinction des personnes morales dans le Code civil du Québec. Une distinction est clairement faite à l’article 298 C.c.Q. lorsque le législateur dit que «les personnes morales sont de droit public ou de droit privé» [nos italiques]. Le code stipule également à l’article 299 al.1 C.c.Q que c’est selon les formes juridiques prévues par la loi ou directement par la loi que les personnes morales (de droit public et privé) sont constituées. Le fait que le législateur précise au deuxième alinéa du même article que celles de droit public existent dès l’entrée en vigueur de leur loi constitutive ou au temps que celle-ci prévoit, nous permet de constater que ce sont celles de droit public qui sont créées directement par la loi. Celles de droit privé ne sont que régies par les lois générales qui pourraient s’appliquer à elles, à titre supplétives. L’article 300 C.c.Q. nous permet de mieux saisir cette distinction. Il spécifie que « les personnes morales de droit public sont régies par les lois particulières qui les constituent et par celles qui leur sont applicables ». Quant aux lois applicables aux personnes morales de droit privé, elles peuvent s’appliquer a plus qu’une personne morale car ces lois ne leur sont pas propres comme pour les « special Acts » créant expressément une personne morale de droit public. Cela dit, les corporations privées sont régies par le droit privé et donc assimilables aux administrés privés, contrairement aux corporations publiques qui sont régies par le droit public dans leurs rapports avec la collectivité (2).
Selon Patrice Garant, il est clair que c’est la loi qui incorpore et « maintient le caractère public ou privé des établissements » (2). Comme exemples évidents de lois créant des organismes à caractère public, nous n’avons qu’à penser à la Loi sur les collèges d’enseignement général et professionnel qui régie l’activité des corporations publiques d’enseignement que sont les Cégeps ainsi que la Loi sur les établissements d’enseignement de niveau universitaire qui énumère les établissements constituant le réseau universitaire québécois (2). Pour soutenir cette législation en matière d’enseignement, la Cour suprême du Canada est allée jusqu’à considérer les universités comme « gestionnaires de services publics et organismes publics » dans les jugements Harelkin c. Université de Régina, [1979] 2 R.C.S. 561, 594 et McKinney c. Bureau des Gouverneurs de l’Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229 (2).
Dans des lois fédérales et provinciales, la distinction entre organismes publics et ceux privés est plus facile à faire lorsque la qualification d’ « organisme public » est quelque fois remplacée par des synonymes tels « agent de la couronne », « mandataire du gouvernement » ou autres. La mention expresse de ces qualités se retrouve, entre autres, au fédéral, dans la Loi sur la société canadienne d’hypothèque et de logement où la société est « mandataire de Sa Majesté du Chef du Canada ». Au provincial, une mention expresse est présente, entre autres, au Québec, dans la Loi d’Hydro-Québec (« agent de la Couronne »).
Le fait que « le législateur prend la peine de spécifier qu’une corporation ou un organisme est un agent ou un mandataire de la Couronne devrait être suffisant » (2) pour déterminer la personne morale de droit public. Toutefois, cette qualification expresse n’est pas décisive (3) pour les tribunaux qui ont néanmoins établis des deux critères pour déterminer l’agent de la Couronne : le « function test » (critère des fonctions) et le « control test » (critère des contrôles) (2).
Le critère des fonctions
Par ce critère, les tribunaux cherchent la nature des fonctions d’un organisme pour le qualifier de « public ». Le « function test » pose alors deux voies : soit que l’organisme remplit des « fonctions de nature étatique, et alors il n’agit que comme instrument de l’État dont il est l’agent, ou bien ses activités ne sont que paraétatiques ou assimilables aux activités privées […] » (2). C’est la première voie qui mène à déterminer le caractère « public » d’une personne morale. L’arrêt Halifax c. Halifax Harbour Commissioners (4) a déterminé que l’organisme, par ses fonctions et ses activités, doit pouvoir s’identifier à l’État.
Contrairement au critère organique où dans la plupart des cas c’est la législation qui détermine la personne morale de droit public, le « function test », laisse aux tribunaux qui l’applique la discrétion d’établir les fonctions d’ordre étatiques permettant d’identifier la personne morale de droit public. Ce critère des fonctions est donc considéré comme étant subjectif (2). La jurisprudence a constatée comme fonctions étatiques, entre autres :
Celles se rattachant à l’exercice de la prérogative royale ou aux pouvoirs analogues (affaires internationales, justice, armée, etc.); celles exercées, en temps de guerre, par un organisme de régulation ou par une entreprise d’exploitation; en temps de paix, par un organisme de régulation ou de police administrative et celles se rattachant aux organismes d’assurance sociales ou de sécurité sociale (2).
Dans les faits, en établissant le « function test », nous pouvons citer par exemple les ordres professionnels qui sont des organismes publics car leurs fonctions leurs ont été confiées par l’État. Ils doivent « régir la profession (faisant l’objet de la loi constitutive de l’ordre) pour le compte de l’État, la collectivité, dans l’intérêt général » (2). Leur mission est donc de servir le public par des fonctions réglementaires, administratives et disciplinaires déléguées par l’État. Par exemple, ils ont un pouvoir de taxation, d’imposer des pénalités et de faire des règlements ayant force de loi. Il en va de même pour les organismes régionaux de la santé et des services sociaux. Leurs fonctions sont bien définies comme étant principalement « de planifier, d’organiser, de mettre en œuvre et d’évaluer dans chaque région les programmes gouvernementaux de santé et de services sociaux » (2). Ils fournissent donc directement à la collectivité les services qui leurs ont été confiés par l’État. Parmi ces établissements publics, on retrouve les centres locaux de services communautaires (CLSC), les centres hospitaliers et les centres de protection de l’enfance et de la jeunesse. Le fait d’offrir des services à la population et d’être sans but lucratif renforce le caractère public de ces organismes.
Le critère des contrôles
Ce critère a souvent été utilisé par les tribunaux, davantage que celui des fonctions, pour déterminer le statut d’une personne morale de droit public, parce qu’il propose un cadre objectif plutôt que subjectif. D’après plusieurs décisions importantes dont Eldorado Nucléaire et Northern Pipeline Agency (5), la Cour suprême du Canada a statué que c’est par la nature et le degré de contrôle exercé par l’État sur un organisme que l’on peut déterminer qu’il est un mandataire de celle-ci (2). On doit donc retrouver un certain contrôle évident de l’organisme par l’État. Le « control test » s’appliquera d’abord en examinant la loi créant l’organisme public en question, si, par la loi, le gouvernement exerce un contrôle suffisant sur ce dernier (2).
À cet effet, les tribunaux ont décelé certains facteurs de contrôle, les plus importants étant d’ordre économique et financier (1), pour déterminer l’organisme mandataire de l’État. Ainsi, « les profits de l’organisme public doivent être versés dans le fonds consolidé de la province, du Canada ou reçus en fidéicommis pour l’État; les surplus sont versés à la Couronne; le gouvernement a l’entière supervision sur la manière que l’organisme dépense ses revenus et contrôle l’investissement des surplus […]; la corporation est financée par les deniers publics; l’État se réserve la propriété de tout les biens qu’elle détient et détiendra […]; l’État contrôle étroitement le pouvoir d’emprunter, d’émettre des obligations, d’hypothéquer et de contracter de l’organisme public; l’État détient entièrement le capital-action de ce dernier et il a le pouvoir d’utiliser son veto quant aux actions de la société publique » (2). Plus ces moyens de contrôle seront nombreux à régir l’organisme (selon l’intention du législateur par la loi), plus ce dernier pourra être considéré par les tribunaux comme mandataire de l’État. Le « control test » implique donc une cumulation de contrôles pour pouvoir mesurer le niveau de contrôle qu’exerce l’État sur l’organisme.
Dans les collèges d’enseignement général et professionnel ainsi que les établissements universitaires, l’État leur donne une certaine autonomie dans leurs fonctions, mais garde par le biais de nombreux moyens un certain contrôle et de gestion de ces organismes publics. Par exemple, l’Université du Québec, selon sa loi constitutive, doit faire un rapport de ses activités à l’Assemblée nationale annuellement (2).
Le critère de l’intérêt public
Ce critère est présent d’abord à l’article 298 al.2 C.c.Q., où il est stipulé en anglais : « Legal persons are established in the public interest or for a private interest ». On retrouve donc clairement les notions de « public interest » et « private interest ». Cette distinction mentionne que les personnes morales de droit public sont établies dans l’intérêt du public contrairement aux personnes morales de droit privé qui le sont pour l’intérêt du privé. Les organismes publics sont donc crées en ayant seulement une mission d’intérêt public et en étant rattachés à une collectivité territoriale (2). Aussi, ils sont régis par le droit public, le droit commun, contrairement aux organismes privés qui sont assujettis aux droit privé et, à titre supplétif, au droit commun.
Dans le domaine de la santé et de l’aide juridique par exemples, les organismes régionaux de la santé et des services sociaux ainsi que les institutions publiques régionales de l’aide juridique ont été chacune créées par une loi, afin de fournir, par le biais de professionnels, les services prévus par leur loi directement à la population (2).
La difficulté de déterminer quel organisme est un mandataire de l’État ou ne l’est pas nous permet de constater qu’une mention expresse dans la Loi d’interprétation qu’un organisme ne peut être considéré comme public que si sa loi constitutive le dit expressément résoudrait le problème présent.
Tous droits réservés © Jean-Paul Melko, 2005